Le Crucifix en Ivoire  de Joseph VILLERME : 
Une Attribution Erronée

Le Christ en Ivoire de Joseph VILLERME

Bien qu'elle soit admise depuis plus de 150 ans par tous les Experts & Marchands et par tous les Historiens de l'Art l'attribution à Joseph VILLERME du Crucifix en Ivoire objet de cette publication est improbable.

Lorsque vous consultez l’ouvrage de référence paru en 1972 Les Ivoires de Tardy vous découvrez page 79 le Christ de Joseph VILLERME et page 276 au nom de VILLERME vous lisez ‘On connait de lui un crucifix en 3 morceaux mesurant 80 cm de la tête aux pieds


Rappel de l'Histoire du Crucifix de Joseph VILLERME (1660-1720)

L'Histoire de ce Crucifix démarre au milieu du XIXe siècle lorsqu’un historien publie des manuscrits rédigés par  Pierre-Jean Mariette (1694-1774) où un chapitre est consacré à Joseph VILLERME, un sculpteur sur ivoire originaire de Saint-Claude. Selon l’Auteur des manuscrits Joseph VILLERME a été installé aux Gobelins dans l’entourage de Charles LEBRUN et se serait par la suite rendu à Rome. Là il sculpta des Christs dans l’ivoire et dans le buis qui font écrire à Pierre-Jean Mariette que Personne n’y a mieux réussi

 Chapitre de l'ABECEDARIO de P.J.MARIETTE consacré à Joseph VILLERME

ABECEDARIO de J.P.MARIETTE
VILLERME (JOSEPH), de Saint Claude en Franche Comté, après avoir travaillé de sculpture pendant un certain nombre d'années à Paris, aux Gobelins, et mérité l'approbation de M le Brun, vint s'établir à Rome, où il est mort vers l'année 1720, peut être en 1723, qui est l'année que son portrait a été gravé. Par un esprit de piété et d'humilité il s'étoit consacré à ne faire que des crucifix, mais aussi l'on peut dire, à sa louange, que personne n'y a mieux réussi, et que, dans ce talent qui paroit borné, il a quelquefois été jusqu'au sublime.
Pour mieux connoître la situation d'un corps attaché sur la croix, il avoit fait des études multipliées, il avoit consulté le naturel, et, dans une de ces opérations qu'il avoit fait sans assez de précautions il avoit pensé perdre la vie. Il avoit obtenu un corps mort d'un hôpital, et ce corps étoit celui d'un homme mort d'une fièvre excessivement maligne, et dont tous les viscères étoient déjà corrompus. Il prend cependant ce cadavre avec confiance, il le met dans la situation d'un crucifié, et, quand il a disposé tous les membres suivant qu'il a imaginé le mieux, il s'empresse de le mouler. Mais bientost la charge de plâtre qu'if est obligé de mettre.sur le corps entraîne et déchire la peau qui, couvre le ventre, et toutes les entrailles gangrenées s'échappent et inondent le sculpteur qui, ne pouvant en soutenir l'infection, tombe à demi mort et laisse pendant quelque temps douter s'il en reviendra. C'est à luy même à qui j'ay entendu faire ce récit qui fait frémir.

J'ay vu aussi entre ses mains, dans le temps que j'étois à Rome, plusieurs crucifix, d'yvoire ou de buis, qui, par la correction, le beau travail et la nouveauté des attitudes, m'ont paru dignes de toute admiration. Le marquis Pallavicini en avoit quantité, dont il avoit orné une petite galerie, mais peu de gens l'ont imité, peu de gens se sont empressés de faire valoir le talent de Villierme, et je l'ay vu avec toute son habileté presque mourir de faim. Aussi me disoit-il qu'il sentoit bien qu'il avoit embrassé un genre peu favorable pour sa fortune, mais il trouvoit sa consolation dans la religion, et c'est en la pratiquant, et en menant même une vie très austère, qu'il a fourni une carrière des plus édifiantes. Les religieux minimes de la Trinité du Mont, avec lesquels il étoit fort en liaison, luy donnèrent la sépulture dans leur église, et M. Robert, qui étoit son amy, a gravé son portrait en 1723. Il pouvoit bien avoir 60 ans quand il est mort. Il est remarquable que nos deux meilleurs sculpteurs de crucifix en yvoire étoient de St Claude, car Jaillot en étoit aussi.

Galvanisé par cette appréciation, vers 1850, le marquis Charles-Philippe de Chennevières-Pontel (1820-1899), l’historien qui a publié les manuscrits de Pierre-Jean Mariette se fixe comme objectif de retrouver à Rome les Christs sculptés par Joseph VILLERME. Après avoir arpenté tous les Palais qui auraient pu conserver un Crucifix du sculpteur où il n’en a trouvé aucun il se résolut à visiter les boutiques des Marchands et là il découvrit un Crucifix en Ivoire qui selon son appréciation ne pouvait être que de la main de Joseph VILLERME ...

 Extrait des écrits de PH. DE CHENEVIERES dans la Revue LA PICARDIE Année 1857 :

Au palais Doria, comme dans la salle des tapisseries du palais Chigi, se trouvent de beaux grands crucifix d'ivoire, de deux pieds de haut , et appartenant à l'époque de Villerme. — Mais c'est chez un marchand de curiosités, demeurant au Corso, près la via Vittoria, que jai vu le crucifix le plus incontestablement de Villerme que jaie rencontré dans Rome : il est le senl qui m'ait donné par la perfection de son dessin un peu froid, par la pureté accomplie de ses formes, et (comment dirai-je cela ?) par la piété gallicane de son expression, l'idéal du sculpteur en ivoire, formé à l'école des Gobelins. Il a grandement deux pieds et demi de haut. Rien n'en est négligé ; le modelé de la poitrine et des jambes est poussé aussi loin que Girardon l'eût su faire. Le corps est d'un seul morceau ; les bras sont seuls rapportés. Il est fixé sur une grande croix en bois précieux rose ; et l'inscription est en trois langues : latine, grecque et hébraique. Oui, celui-là, je le tiens pour Villerme , ét pour une œuvre vraiment excellente; et quand je le compare en pensée au plus beau des crucifix Palavicini, je me dis que celui-ci est d'un meilleur temps, plus près des grands modèles, mais que dans l'époque de Villerme les plus accrédités sculpteurs de Versailles, des Gobelins, voire même de Rome , n'eussent rien exécuté de plus sûr comme instrument et qui traduisit mieux l'art et la foi de son siècle et de son pays, que le crucifix du marchand du Corso, — et le madré le savait bien, au prix qu'il en demandait. 
La Picardie Revue Littéraire et scientifique

L’aura qui entoure le marquis de CHENEVIERES-PONTEL, Inspecteur des Musées de Province, conduit à ce que Personne n'émette le moindre doute quant à l’attribution à Joseph VILLERME de son Crucifix en Ivoire.

40 années passent et l’histoire de ce Crucifix resurgit en 1889 lorsqu’un géologue et préhistorien Alcime DUBUS (1850-1933) acquière le Crucifix du Marquis de CHENEVIERES-PONTEL.

Le Crucifix en Ivoire devient la fierté de la Commune de Neuchâtel-en-Bray où réside Alcime DUBUS. Ce dernier fait éditer des cartes postales qui par leur large diffusion vont contribuer à  la renommée du Chef d'oeuvre de Joseph VILLERME.


Le Crucifix en Ivoire de Neufchâtel-en-Bray

Alcime DUBUS s’éteint en 1933. On n’ignore qui des Proches d’Alcime DUBUS hérita à son décès de son Crucifix en Ivoire.

A la suite des bombardements subis par la commune de Neuchâtel-en-Bray en mai et en juin 1940 les Neufchâtelois ont admis que le Crucifix de Joseph VILLERME avait été détruit

Plus de 60 années passent et nouveau rebondissement en 2002 lorsque la Maison de Vente Christie’s met en vente et adjuge un Crucifix en Ivoire attribué à Joseph VILLERME dont la provenance n'est pas dissimulée : ‘ Purchased in Paris by A. Dubus, 12 septembre, 1889 and thence by descent to the present owner'

Le Crucifix en Ivoire de Joseph VILLERME n’a pas été détruit par les bombes incendiaires allemandes. Il est vendu aux enchères à Londres en 2002 par un descendant d’Alcime DUBUS.


  • Le Crucifix en Ivoire vendu par Christie's
  • La Vente par Christie's
En 2021 Lionel Gaudefroy un Historien a publié dans la revue de l’Association Le Pucheux - Histoire, Langue et Traditions de Normandie – un article où il évoque la réapparition du Crucifix en Ivoire de VILLERME à la vente organisée par Chistie’s en 2002. Il achève son article en ces termes Un courrier adressé à Christie’s à Londres en date du 15 juin 2021 pour avoir des renseignements complémentaires est malheureusement resté sans réponse

Officiellement, l’Histoire du Christ en Ivoire de Joseph VILLERME s'arrête là.

J'apporte de nouveaux éclairages à cette  (trop) belle Histoire :



Le Crucifix en Ivoire  de Joseph VILLERME : 

Une Attribution Erronée


En octobre 2012 lorsque j’ai mis en ligne la et informé que le Crucifix en Ivoire de Neufchâtel-en-Bray avait été vendu par Christie's,  j’ai écrit, concernant les Crucifix sculptés par Joseph VILLERME  'Malheureusement aucun ne nous est parvenu dont on peut avec certitude lui attribuer la "paternité". 

En Octobre 2012 j'avais déjà la conviction que le Crucifix en Ivoire de Neufchâtel-en-Bray n'était pas une oeuvre de Joseph VILLERME. Pour l'affirmer il me manquait une preuve irréfutable. Cette preuve je l'ai obtenue en février 2024 lors d'une Vente à Bruxelles d'un Crucifix en Ivoire en tous points identique à celui de Neufchâtel-en-Bray et portant au dos plusieurs inscriptions dont sa date et son lieu de Production Paris 1858.

Le Crucifix en Ivoire passé en vente à Bruxelles en février 2024 annoté Paris 1858
Le Crucifix en Ivoire vendu à Bruxelles en 2024
 Quand on rapproche le Christ en Ivoire de Bruxelles du Christ en Ivoire de Neufchâtel-en-Bray il est frappant d'observer combien ils sont identiques. Cette similitude traduit une production d'origine mécanique à partir du même modèle.

Comparaison est parfois raison

A présent qu'il est établi que le Crucifix de Neufchâtel-en-Bray a été sculpté au milieu du XIXe siècle, qu'il n'est en aucun cas une oeuvre de Joseph VILLERME, une question se pose : Est-ce que le Crucifix en Ivoire de Neuchâtel-en-Bray est véritablement le Crucifix en Ivoire découvert à Rome par le Marquis de CHENNEVIERES ?

Réponse C'est peu probable.

Dans ses écrits, à propos du Crucifix en Ivoire qu'il a découvert à Rome, PH. DE CHENEVIERES  a précisé  que Le corps est d'un seul morceau ; les bras sont seuls rapportés. 

Or, sur la photo du Christ de Neuchâtel-en-Bray et sur la photo du Christ de Bruxelles il apparaît une ligne de fracture entre le pendant du perizonium et le perizonium lui-même. Cette ligne de fracture signifie que le pendant du perizonium a été sculpté à part et fixé par un tenon sur le corps du Christ. 

Le corps du Christ en Ivoire de Neufchâtel-en-Bray est donc constitué de 2 morceaux d'ivoire et non d'un seul comme précisé par le marquis de CHENEVIERES-PONTEL. En conséquence il est peu probable que le Crucifix acheté par Alcime DUBUS soit le Crucifix découvert à Rome par le marquis de CHENNEVIERES-PONTEL.

Je note que l'Expert de Christie's a été saisi du même doute. Dans le paragraphe PROVENANCE qui accompagne la vente par Christie's du Crucifix en Ivoire l'adverbe Probably signifie que l'Expert de Christie's n'est pas certain que le Crucifix ait appartenu au marquis Philippe de CHENNEVIERES.


Sur le Christ en Ivoire de Bruxelles et sur le Christ en Ivoire de Neufchâtel-en-Bray 
une ligne de fracture est visible entre le pendant du perizonium et le perizonium lui-même
                                                                                              
une ligne de fracture est visible entre le pendant du perizonium et le perizonium lui-même

A présent je voudrais m'étendre sur un point de détail qui a son importance mais qui semble avoir échappé aux Professionnels du Marché de l'Art. 

Dans la description que donne J.P. Mariette des Crucifix de Joseph VILLERME il signale la nouveauté des attitudes de ses Christs. S'est-on interrogé sur la signification de cette expression en prenant en compte qu'on se situe au début du XVIIIe siècle ?

Pour moi le sens de cette expression est évident : Joseph VILLERME sculptait des Christs dits de type janséniste donc des Christs qui ont les bras cloués sur la Croix proches de la verticale. Cet aspect iconographique des Christs de Joseph VILLERME est confirmé par l’observation de la gravure que le peintre Robert de Sery (1686-1733) a réalisé du portrait de Joseph VILLERME travaillant dans son atelier. 

Sur la gravure de Robert de Sery Joseph VILLERME tient dans une main un Christ dont les bras sont sculptés à la verticale. Un autre Christ est fixé sur une Croix, l’angle de ses bras est proche de la verticale. 

Et, compte tenu de l'habileté de Joseph VILLERME à sculpter des Christs Personne n'y a mieux réussi témoigne JP Mariette on peut établir qu'il est probable que les bras des Christs de Joseph VILLERME étaient sculptés dans le même morceau d'ivoire que le corps

Joseph VILLERME dans son atelier

Au XVIIIe siècle, peut-être plus tard au XIXe siècle, certains Fondeurs avaient la connaissance que Joseph VILLERME sculptait des Christs de type janséniste. 

Témoin ce Christ en bronze de belle qualité où le nom de VILLERME apparaît en relief.  

  • christ en bronze portant le nom de villerme en relief
  • christ en bronze portant le nom de villerme en relief

CONCLUSIONS

-Il est improbable que le Crucifix en Ivoire de Neufchâtel-en-Bray ait été sculpté par Joseph VILLERME

-Il est probable que le Crucifix en Ivoire acquis par Alcime DUBUS ne soit pas le Crucifix en Ivoire du marquis de CHENNEVIERES-PONTEL

-Il est peu probable que le Crucifix en Ivoire du marquis de CHENNEVIERES-PONTEL ait été sculpté par Joseph VILLERME

-Il est très probable que les Christs sculptés par Joseph VILLERME soient de type janséniste et sculptés dans un unique bloc d'ivoire.


Joseph VILLERME

Publié le 12 avril 2024