Qui suis-je ?

Jean-François Ecrandenuit Regards sur un Crucifix

 Je suis un Amateur, accessoirement, un Collectionneur de Christs en Croix.

-La dimension péjorative du mot Amateur ne me dérange pas. Bien au contraire, je la fais mienne. Mes 23 années passées à observer des Christs en Croix ne sont rien face à l’infinitude de ce qui me reste à découvrir.

-Je suis accessoirement un Collectionneur parce qu’il ne suffit pas de regarder un Christ en Croix pour l’apprendre. Il faut parfois le toucher, le respirer, le savourer. Certains Christs en Croix revêtent une complexité qui ne s’apprivoise pas en un instant. Ceux-là je suis tenté de les acquérir pour ensuite les libérer lorsqu’ils se sont livrés. D’autres restent muets. Ceux-là je les héberge.


 Je suis diplômé d’une grande école d’ingénieurs et mon parcours professionnel, à aucun instant, ne m’a rapproché, de près ou de loin, des milieux religieux ou artistiques.

-Dans tous les cas, ce rapprochement ne risque pas de se produire, je suis aussi réfractaire à la Religion qu’à l’Histoire de l’Art. De manière générale, je tourne le dos à tout ce qui est issu d’une institution. J’aime les Hommes et leurs différences alors je m’oppose à toute organisation qui tend à les normer. 

 C’est le Faiseur de Crucifix qui me passionne et non le Crucifix par lui-même.

Dans la même logique, ce n’est pas le mouvement artistique dans lequel s’inscrit un Christ en Croix qui me passionne mais le contexte et les raisons personnelles qui ont conduit son Faiseur à le réaliser.



 Le Christ en Croix n’est pas un thème d'études comme les autres. Il révèle ce que l’Homme a de plus vrai parce que dans la représentation du Christ en Croix, l’Artiste, confronté à sa propre fin de vie, ne saurait tricher.

 Plus que la science de l’anatomie ou que l’expression d’un sentiment religieux c’est l’acte de sincérité qui entoure toute représentation du Christ sur la Croix qui m’a conduit à m’intéresser à cet épisode de la Passion.


-D’autres aspects m'ont motivé à m'intéresser aux représentations du Christ sur la Croix. Le texte qui suit les expose. J’ai composé ce texte il y a 10 ans afin de servir d’introduction à une exposition de Christs en Ivoire organisée par mon ami italien dans sa belle ville de L’Aquila, malheureusement meurtrie aujourd'hui. En le relisant je l’ai trouvé un peu présomptueux mais il demeure totalement vrai. Si vous ne craigniez pas d'attrapper le virus, vous pouvez le lire.


Aujourd’hui le crucifix se fait discret. 

C’est oublier que pendant de longs siècles il a accompagné chaque instant de la vie dans tous les lieux. Il a été la parole pour ceux qui voulaient imiter le Christ, il a été le silence pour ceux qui recherchaient au fond de leur être les réponses aux questions de leur existence, il a été le confident pour ceux qui voulaient lui dire  leurs joies et leurs tourments. 
On peut ne pas croire à l ‘Homme qui est représenté sur la croix, ni au père dont il se réclamait, mais nul ne peut nier l’extraordinaire dimension sociale du crucifix qui va bien au-delà de sa justification religieuse.  
Le crucifix est le miroir des générations antérieures, il résonne encore de leurs chants et de leurs cris, sa patine s’est constituée par les mains qui l’ont caressé et les larmes qui ont été versées.
Celui qui saurait accueillir un crucifix comme on accueille un ami, celui qui saurait l’interroger, l’écouter et le comprendre, celui-là  aurait une opportunité exceptionnelle de remonter le temps et d’aller  à la rencontre des Hommes qui l’ont précédé.
Conduit par l’espoir de ce rêve je suis devenu un collectionneur de crucifix.


LA RENCONTRE DES HOMMES

Beaucoup sont surpris lorsque je confie que je suis un collectionneur de crucifix. Car pour beaucoup il est incompréhensible qu’on puisse aimer regarder la mort et qui plus est, la mort sur la croix, un supplice insoutenable.
Alors j’explique que la mort qui est sur le crucifix est une mort symbolique dont il ne faut pas s’effrayer, bien au contraire. C’est une mort qui marque le passage qui élève l’être humain au rang de la divinité. C’est une mort qui achève un parcours et qui en ouvre un autre. Le crucifix est l’image symbolique de la transformation de  la matière en l’esprit.
Dans la croix il faut entrevoir le symbole géométrique où se rencontrent 2 axes. Un axe horizontal qui signifie la vie et l’expansion de la vie, et un axe vertical qui signifie le chemin que doit emprunter la vie pour atteindre la divinité, porteuse de l’éternité.
Au point de rencontre de ces 2 axes il est figuré le christ. Un Homme, pas tout à fait comme les autres. Il est le fils de Dieu et il a vécu parmi les Hommes une vie exemplaire. Sur la croix il  montre aux Hommes le chemin à suivre pour les conduire à son Père.
Cette vision symbolique de la croix est à l’origine de la représentation du crucifix.  Sans cette vision symbolique, le crucifix n’aurait jamais existé. Les  premières représentations du christ sur la croix datent du IV ème siècle et représentent toutes un christ, élevé au rang de la divinité. Il est vivant et il a les yeux ouverts. Il règne et il appelle les chrétiens à le suivre sur le chemin qu’il vient d’emprunter.
Au fil des siècles la représentation de la croix ne va guère changer. Ce qui va changer c’est la représentation du christ sur la croix et ces changements ne sont pas le fruit d’un hasard. Ils ont un fil conducteur qui est la vie de l’Homme.
Si vous vous souvenez que l’axe horizontal de la croix symbolise la vie terrestre de l’Homme, il est aisé de comprendre que, sans détourner la vision  symbolique du crucifix, l’Homme va représenter sur la croix ce qui lui semble être la plus juste représentation de la vie : sa propre vie. 
Lorsque sa vie s’inscrira dans la paix et la prospérité, il représentera un christ sans souffrance, un christ rayonnant. Lorsque sa vie côtoiera la guerre ou la maladie, il représentera un christ souffrant et tourmenté. La représentation par l’Homme du christ sur la croix est un témoignage de sa propre vie. 
Ce sont, au fil de l’histoire, ces témoignages de vie qui rendent le crucifix fascinant. Ils sont d’une immense diversité car aucune vie ne ressemble à une autre.
Collectionner les crucifix c’est aller à la rencontre des Hommes, à la rencontre de leurs vies.  Et parce que   l’Homme a porté dans le crucifix tous ses espoirs et lui a confié tous ses désespoirs, l’Homme a donné au crucifix le meilleur de lui-même, le meilleur de son talent, le meilleur de ses sentiments.
Aller à la rencontre des Hommes au travers des crucifix nécessite un apprentissage qui ne s’apprend pas dans les livres. Aucun livre n’aborde ce sujet. Aussi pour beaucoup c’est l’incompréhension : pas ou peu de repère iconographique, pas ou peu de repère géographique, pas ou peu de repère historique.
A cause de cette absence de repères, le marché de l’Art s’est détourné du crucifix. Il ne leur parle pas et aucun livre n’en parle. Grand bien est fait aux collectionneurs car cette “marchandise” est laissée intacte aux amateurs de crucifix.
Il y a peu de domaines de l’art qui restent à découvrir, le crucifix est un de ceux-là.  Il faut bien sûr exclure les pièces d’apparat  qui, en  alignant les ores et autres matériaux rares, ont de tous temps attisé l’intérêt et la convoitise. 
Pour le collectionneur qui recherche la présence de l’Homme cela est sans importance car ces crucifix  d’apparat arborent très souvent une figure emblématique et hiératique du Christ bien éloignée de la vie de l’Homme. Ils ne présentent en fait que peu d’intérêt.


FASCINATION ET IGNORANCE

Il est tout de même paradoxal que l’image du crucifix qui est l’image la plus répandue du monde chrétien et diffusée depuis 1 500 ans soit autant ignorée. Cette ignorance ne touche pas seulement les acteurs du marché de l’art, marchands et commissaires priseurs, elle touche également les milieux chrétiens, pratiquants et religieux inclus.
Il y a quelques années alors que je visitais une église et que j’observais un christ sculpté sur une croix  de réalisation assez récente et qui côtoyait une piéta du XV ème, le prêtre de la paroisse est entré. Je me suis tourné vers lui et je lui ai fait remarquer que le christ sur la croix était blessé au cœur, du côté gauche, et que dans les bras de sa mère il était blessé du côté droit. Et je lui ai posé la question : pourquoi ?  J’ai soudainement vu le prêtre paniqué car c’était un détail qu’il n’avait jamais remarqué malgré ces 10 années de prières aux  pieds de ces 2 sculptures et surtout il ne comprenait pas pourquoi cette différence de représentation car la vérité, elle était unique.
Au pied du crucifix, ce prêtre fasciné par le mystère le plus complexe de la théologie chrétienne  n’avait jamais levé les yeux sur le crucifix, il ne l’avait jamais observé, il ignorait  la dimension humaine, sociale et historique du crucifix.
Cette ignorance des acteurs de l’art et des milieux ecclésiastiques est incroyable. Elle est d’autant plus incroyable que tous les sculpteurs même les plus grands se sont prêtés à cet exercice de sculpture. L’exercice le plus difficile qu’il soit car la représentation du christ sur la croix exige une connaissance parfaite de l’anatomie, elle exige aussi la connaissance  parfaite des règles d’équilibre et d’harmonie dans l’espace, elle exige enfin la capacité de donner la vie et un sentiment à la matière sculptée. 
Les tailleurs d’images qui prétendaient à la maîtrise de leur art et qui voulaient entrer dans une corporation de sculpteurs devaient traditionnellement produire un crucifix afin de prouver à leurs maîtres leurs  connaissances. Les académies de sculptures qui sont nées au 17e siècle  ont poursuivi ces exercices.
Tous les sculpteurs ont réalisé au moins dans leur vie un crucifix comme preuve de la maîtrise de leur art et ils l’ont fait souvent de manière anonyme. Des crucifix célèbres nous sont connus comme ceux de Donatello ou de Michel Ange, de Jaillot ou de Girardon, mais combien sont restés dans l’anonymat et combien ont la qualité artistique des crucifix que je viens de citer. Etre un collectionneur de crucifix c’est aussi découvrir et accueillir des trésors d’art.

Publié le 22 août 2017